« SI LES ETATS NE REDOUBLENT PAS D’EFFORTS, LA TRAITE DES ETRES HUMAINS VA S’INTENSIFIER EN EUROPE »
M. Nicolas Le COZ est président du Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA). Organe du Conseil de l’Europe, ce collège pluridisciplinaire et indépendant de 15 experts de différentes nationalités a pour mandat de surveiller l’application de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 dans les 42 Etats qui l’ont déjà ratifiée.
Le GRETA a déjà publié 35 rapports « pays par pays » dont celui sur la France en date du 28 janvier 2013. A l’occasion de la 8ème journée européenne de lutte contre la traite des êtres humains, ce samedi 18 octobre 2014 , l’entretien conduit par le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains » tente de dresser, en sept questions, un bilan de la situation qui pourrait bien se dégrader « si les Etats ne redoublent pas d’efforts ».
Geneviève COLAS : En cette 8ème journée européenne de lutte contre la traite des êtres humains, quel est votre sentiment sur la situation de cette violation grave des droits de l’Homme en Europe ?
Nicolas Le COZ : Sur la situation de cette forme grave de criminalité qui est, comme vous le rappelez très justement, une violation grave des droits de l’Homme, deux aspects peuvent être évoqués. Tout d’abord, nous n’avons toujours pas une connaissance précise du nombre de victimes de traite en Europe et ceci, parce que les Etats n’ont pas encore mis au point des procédures efficaces d’identification des victimes qui permettraient de les dénombrer avec plus de certitude.
Si l’on prend les statistiques réalisées par l’Union européenne (UE), 24 000 victimes de traite ont été identifiées entre 2008 et 2010 dans 27 Etats membres de l’UE. On comprend donc combien ce chiffre est sans nul doute en deçà de la réalité.
Ensuite, la réelle mesure de la gravité de la traite des êtres humains et des formes d’exploitation qui sont dans son sillage n’est pas encore prise, tant au niveau des gouvernements et de leurs administrations que des médias ou des citoyens. Pourtant, outre qu’elle engendre des profits qui échappent régulièrement à toute saisie et confiscation par les tribunaux, elle a pour résultat des atteintes intolérables à la liberté et à l’intégrité physique et psychique de milliers d’enfants, d’hommes et de femmes sur le continent européen.
Enfin, trop de confusions existent encore dans les esprits au sujet de la traite des êtres humains et de l’exploitation qui l’accompagne. On confond trop souvent travail forcé et travail dissimulé, prostitution et exploitation de la prostitution, ce qui a pour effet de ralentir la prise de décisions.
C’est pour cette raison qu’il faut rappeler sans relâche que, par exemple, la traite des êtres humains n’est pas le trafic de migrants.
Pour être constituée, l’infraction de traite suppose la réunion de trois éléments à savoir un acte qui est, entre autres, le recrutement ou le transport et un but qui consiste, par exemple, à placer la personne dont une situation d’exploitation comme le travail forcé, l’exploitation de la prostitution ou le prélèvement d’un organe.
Bien entendu, la victime ignore qu’elle est promise à cette exploitation odieuse. Enfin, il faut établir l’emploi d’un moyen qui peut être, la violence, la tromperie ou l’abus d’une situation de vulnérabilité.
Par ailleurs, il faut absolument combattre le mythe des « fausses victimes » car aucun Etat qui a mis en place un système efficace n’a vu affluer d’imposteurs prétextant avoir été victime de traite. C’est bien pour cette raison que les procédures d’identification et les formations des services et autorités compétents sont indispensables.
G.C : Pourquoi le nombre de condamnations pénales pour traite des êtres humains est-il encore faible dans les Etats européens ?
N.L.C : Trois éléments permettent de l’expliquer. Pour obtenir la condamnation des trafiquants, encore faut-il que des enquêtes judiciaires soient ouvertes et qu’elles débouchent sur un renvoi du prévenu devant un tribunal pour y être jugé.
Cependant, en amont, il faut une politique pénale très claire qui fait de la répression de la traite une priorité, des enquêteurs et des procureurs formés à la traite des êtres humains et à la connaissance du texte d’incrimination.
Ensuite, il faut obtenir des preuves de l’infraction, ce qui réclame que les enquêteurs puissent utiliser des techniques d’investigations performantes pour rechercher les preuves qui seront nécessaires pour convaincre les juges de la culpabilité des trafiquants. Par ailleurs, il faut des témoignages qui permettront aux enquêteurs d’aller rechercher les éléments de preuve et de renforcer le dossier.
G.C : Justement, comment s’assurer le témoignage des victimes sachant qu’il existe de nombreuses raisons qui font qu’une victime peut ne pas pouvoir témoigner ?
N. L. C : Pour que des victimes acceptent de témoigner, il faut absolument les mettre dans les meilleures dispositions possibles, ce qui implique la mise en place d’une protection et d’une assistance qui soit sociale, médicale et juridique, car vous obtiendrez rarement de condamnation lourde en l’absence de victimes dans la procédure. Comme l’ensemble de ces conditions n’est pas systématiquement réuni, on comprend pourquoi les condamnations pour délit ou crime de traite d’êtres humains ne sont pas aussi élevées qu’elles devraient l’être ou pourquoi les peines prononcées sont parfois peu élevées.
Ce constat du GRETA est d’ailleurs corroboré par d’autres organisations comme l’agence de coopération judiciaire de l’Union européenne (EUROJUST) qui a signalé que peu de procédures lui étaient notifiées par les autorités judiciaires.
Quoi qu’il en soit, la protection des victimes est une obligation des Etats, indépendamment du volet répressif des affaires. Il s’agit d’une obligation née de la Convention anti-traite mais aussi de la Convention européenne des droits de l’Homme depuis l’arrêt Rantsev c. Chypre et la Russie du 7 janvier 2010.
G.C : N’êtes-vous pas d’avis que des progrès ont été réalisés en général et particulièrement pour la prise en charge des victimes de traite des êtres humains ?
N.L.C : Si de réels progrès ont été réalisés, cela ne signifie pas du tout qu’ils l’ont été de manière égale et harmonieuse, qu’ils sont suffisants et, surtout, qu’ils touchent les quatre volets de la lutte, à savoir la prévention du phénomène, la répression des trafiquants, la protection des victimes et la coopération entre les administrations de l’Etat et entre les Etats eux-mêmes. Pourtant, tout est lié car si rien n’est fait pour les victimes, alors vous n’aurez pas d’enquêtes efficaces et donc pas ou peu de condamnations des auteurs. Surtout, vous aurez des situations intolérables de traite et d’exploitation qui continueront à prospérer dans les Etats européens et ceci, au mépris des plus vulnérables.
Donner des droits aux victimes dans la loi ou les règlements nécessite que ces dernières soient identifiées comme telles puis correctement informées de ce à quoi elles peuvent prétendre.
Prenons l’exemple du délai de rétablissement et de réflexion qui doit permettre à celles qui sont étrangères et en situation irrégulière de demeurer sur un territoire national sans en être expulsée. Rares sont celles qui sont informées de l’existence de cette procédure.
Quand elles le sont, il arrive qu’on les informe qu’elles ne peuvent en bénéficier que si elles coopèrent dans l’enquête.
Pourtant, cette pratique est absolument contraire à la Convention anti-traite qui fait de cette période de rétablissement de 30 jours au minimum, une période transitoire pendant laquelle a victime doit être assistée, soignée, hébergée et informée de la suite possible des événements. Certes, l’enquête continue et la victime peut être entendue mais pas comme si elle était partie prenante dans la procédure.
Par ailleurs, l’indemnisation des victimes est encore trop rare ou laissée à la charge des trafiquants.
Cependant, quand ces derniers n’ont pas été condamnés, qu’ils sont en fuite ou qu’ils ont mis à l’abri leurs avoirs criminels, la victime ne sera jamais indemnisée. L’Etat doit pourtant garantir cette indemnisation. Quant à leur protection contre les représailles, elle est plus qu’indigente et les procédures pénales n’ont généralement pas été aménagées de manière à l’organiser efficacement.
Par ailleurs, il est surprenant qu’à une époque où les autorités publiques commencent à comprendre combien la saisie et la confiscation des avoirs criminels est indispensable, tant au plan de la sanction des auteurs, de l’indemnisation des victimes que de l’abondement du budget de l’Etat, l’accent ne soit pas mis plus encore sur la détection des faits de traite des êtres humains.
Pourtant ; l’argent est le mobile premier des trafiquants puisque leur but est l’exploitation de la personne c’est-à-dire « la faire fonctionner pour l’exploiter », comme une machine.
G.C : Qu’en est-il du rôle donné aux associations d’aide aux victimes de traite dans les autres Etats européens ?
N.L.C : La Convention anti-traite du Conseil de l’Europe est le seul instrument juridique international qui reconnaît pleinement un rôle aux associations d’assistance aux victimes de traite des êtres humains et qui, forte de ce constat, donne des obligations aux Etats.
Il ne s’agit pas ici de démagogie de la part des délégués des gouvernements qui ont négocié le texte entre 2003 et 2005 mais tout simplement de pragmatisme. A partir du moment où ces organisations non gouvernementales détectent des victimes, parfois après un très long travail d’approche qui aura duré des mois, il est indispensable que ces associations soient soutenues par les Etats, consultées dans la définition d’une politique nationale de lutte contre la traite et associées à l’action de l’Etat et de son administration.
Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que les associations doivent être considérées comme une administration : chacun doit remplir son rôle. Cependant, il n’est ni juste, ni efficace d’ignorer leur action et de ne pas les associer à une politique dans laquelle elles sont de facto parties prenantes.
C’est pour cela que le GRETA salué, à plusieurs reprises, les initiatives visant à associer les associations à l’identification des victimes, à créer des liens de travail entre les services enquêteurs et les associations et à faire participer aux travaux des structures nationales de coordination mises en place dans les Etats parties à la Convention anti-traite.
G.C. En quoi la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains a-t-elle fait évoluer la lutte ?
N.L.C : Déjà, la Convention anti-traite est devenu la norme de référence pour une lutte efficace parce qu’elle contient une série d’obligations claires, précises et efficaces. Si l’on prend la directive anti-traite de l’Union européenne de 2011, la Stratégie arabe de lutte contre la traite de la Ligue des Etats arabes de 2012 et l’Addendum au Plan d’action contre la traite de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) de 2013, on constate immédiatement qu’ils ont intégré la plupart des standards de la Convention et que cette dernière a servi de référence. La Convention et les rapports du GRETA sont donc reconnus comme des outils d’analyse des situations nationales et de leurs atouts comme de leurs lacunes.
Ensuite, la Convention a permis de réaliser à la fois l’importance de la mise en place d’un arsenal répressif mais surtout la nécessité de prendre en charge les victimes, à la fois pour des raisons inhérentes à l’obligation des Etats européens de protéger les droits de l’Homme comme pour mettre en place les circonstances indispensables pour que les victimes puissent être en mesure de témoigner dans les affaires, en pleine sécurité.
G.C. Pour terminer, que doit-on attendre l’avenir ?
N.L.C : Au plan européen et international, il faut souhaiter la Convention anti-traite continue à être ratifiée, notamment par des Etats non membres du Conseil de l’Europe, car elle a vocation à dépasser ce cadre. Plus les obligations de la Convention seront partagées, plus la coopération judiciaire sera mise en œuvre et les auteurs condamnés et plus les victimes seront identifiées, protégées, indemnisées et réhabilitées.
Surtout, il est impératif que les Etats qui ont été évalués par le GRETA prennent leurs responsabilités et mettent en œuvre les recommandations qui sont contenues dans ses rapports.
En ratifiant la Convention, ils ont pris l’engagement de l’appliquer et de se conformer aux rapports du GRETA. Méconnaître ces obligations constitue une violation indéniable du droit européen et engage la responsabilité internationale des Etats.
Enfin, toute forme de traite doit être combattue, notamment l’esclavage, le travail forcé et ses composantes que sont l’exploitation de la mendicité, la contrainte à commettre des infractions et le prélèvement d’organes, d’une part, et, d’autre part, une approche protectrice des droits de l’Homme et respectueuse de l’intérêt supérieur des victimes doit guider à tout moment l’Etat et ses agents.
Il ne faut pas opposer les différentes formes de traite et d’exploitation mais bien prendre en compte un paramètre : ceux qui s’y livrent ont en commun un profond mépris de l’humanité et un appétit féroce pour le profit.
En outre, certains auteurs ou groupes criminels agissent dans le but de faire subir plusieurs formes d’exploitation ou abandonnent l’une pour l’autre.
Le deuxième cycle d’évaluation de la mise en œuvre de la Convention qui a été lancé au printemps 2014 permettra de vérifier si les Etats se conforment ou non à toutes ces obligations.
Quoi qu’il en soit, cette 8ème journée européenne contre la traite est l’occasion de rappeler que nous attendons un sursaut de la part des Etats car s’ils ne redoublent pas d’efforts, la traite des êtres humains risque de s’intensifier en Europe et de s’inscrire durablement dans le paysage ce qui aura un coût humain inacceptable.
Et la crise économique qui frappe les Etats n’est pas une excuse pour baisser les bras car elle est un terreau dont profitent les trafiquants. Enfin, la protection des droits de l’Homme est une obligation intangible des Etats.