Concernant la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle, la France possède un arsenal législatif relativement cohérent. En revanche, son application imparfaite pose question, et certains points sont encore aujourd’hui de véritables freins à l’accès à la protection des victimes.
L’accompagnement juridique, un levier déterminant dans la reconstruction des victimes
L’accompagnement juridique fait partie d’une démarche pluridisciplinaire intégrant le suivi social et psychologique des victimes.
Dans un premier temps, le fait de qualifier et définir la situation d’exploitation des personnes au regard de la loi s’oppose à la désinformation qui a été faite par les exploiteurs.
Cet éclairage juridique permet aux victimes d’appréhender différemment leur propre histoire, et de se positionner différemment par rapport à leur vécu.
En confrontant leur situation au cadre légal français et international, leur conférant des droits et des libertés, les victimes peuvent s’extraire du statut de « marchandise » déterminé par les exploiteurs.
De là peut naitre le désir de se saisir de leurs droits pour redevenir actrices de leur propre vie.
Par ailleurs, être reconnu par la justice comme victime d’exploitation est également une étape déterminante dans le processus de reconstruction de la personne.
Les écueils révélés par l’accompagnement juridique
Les risques de l’encouragement au dépôt de plainte
Dans le droit français, le dépôt de plainte est un élément qui peut favoriser la régularisation de la victime et appuyer sa demande d’asile. De ce fait, un certain nombre d’acteurs (avocats, OFPRA, CNDA) encouragent parfois les personnes à déposer plainte.
Malheureusement, les victimes ne mesurent pas toujours les enjeux et conséquences du lancement d’une procédure judiciaire, comme le risque de représailles de la part des exploiteurs, ou l’investissement personnel nécessaire à la réussite de la procédure.
De ce fait, il est fondamental d’informer en amont les personnes sur les implications et le déroulement d’une procédure judiciaire et d'être prêt à les aider si nécessaire. Leur choix doit être effectué en toute connaissance de cause.
En plus d’éviter la multiplication des plaintes non motivées, cette disposition favorise l’implication de la victime dans la procédure, élément indispensable à sa réussite.
Une application aléatoire de la loi
La loi française prévoit que les victimes ayant déposé plainte pour traite ou proxénétisme, ou ayant témoigné dans certaines circonstances, obtiennent un titre de séjour provisoire le temps de la procédure. Si celle-ci aboutit à une condamnation définitive, la personne peut obtenir une carte de séjour de 10 ans. Or, l’application de cette loi est très aléatoire selon les territoires.
Lorsqu’il existe une véritable coordination des acteurs intervenant autour des victimes (justice, police, préfecture, associations…), et que la préfecture est dotée d’un référent traite des êtres humains, cette mesure est plutôt bien appliquée. Mais c’est loin d’être le cas sur tout le territoire français.
La difficulté d’obtention de l’attestation consulaire
Pour obtenir un titre de séjour, et donc une allocation et un hébergement, les institutions françaises demandent aux victimes un document attestant de leur identité et de leur nationalité. Or, dans la grande majorité des cas, leurs papiers ont été confisqués par les exploiteurs, ou elles sont venues sans papier. Celles-ci doivent alors se tourner vers les autorités consulaires pour obtenir une attestation justifiant de leur nationalité et identité. Dans la plupart des cas, un acte de naissance de leur pays d'origine leur est alors demandé, ce qui complexifie encore la procédure.
Par ailleurs, l’obtention de l’attestation consulaire est très aléatoire. Le prix et les justificatifs à produire varient en fonction de chaque situation. De nombreuses victimes se retrouvent alors dans une impasse.
L’absence de protection des victimes en cas de représailles
Suite à un dépôt de plainte, et au moins au stade de l'information judiciaire, les personnes mises en cause sont informées du lancement d’une procédure judiciaire. La loi prévoit donc un dispositif d’évaluation de la vulnérabilité et des besoins de protection des victimes. Elle se fait sur demande du parquet ou à l’initiative des policiers.
Seulement, elle est rarement sollicitée pour vérifier les risques encourus par les victimes de traite, qui n’ont alors aucune garantie de protection malgré le risque de représailles. Cela peut être un vrai frein à l’accès à la justice.
La difficulté de préserver la victime lors de l’audience
L’audience et le caractère public du procès peuvent être vécus comme une véritable violence par les victimes, souvent touchées psychiquement et dans leur intimité par la traite et l'exploitation sexuelle. Pour leur permettre d’y participer tout en les protégeant, la loi prévoit plusieurs aménagements possibles.
Pourtant, des demandes de huis clos ou de participation à l’audience en visioconférence sont refusées, ne permettant pas la présence des victimes.
En conséquence, privées de la version et du ressenti des victimes, les juridictions ne peuvent réellement mesurer les préjudices, et appréhender les faits sous tous leurs aspects.
Des lacunes dans l’évaluation des préjudices
Concernant les victimes de traite à des fins d'exploitation sexuelle, la justice ou les avocats semblent accorder peu d’importance à l’évaluation des préjudices. Il est très rare que les juridictions demandent spontanément des expertises médico-judiciaires pour les mesurer et recueillir des preuves.
Pour la victime, le fait que la justice, et par extension la société, reconnaisse ses souffrances physiques et psychiques est une étape importante en vue de sa reconstruction.
Par ailleurs, les victimes ont souvent créé une distance émotionnelle par rapport à leur vécu afin de se protéger de la douleur psychique. Un accompagnement spécifique est utile pour les aider à exprimer leur véritable ressenti devant les juridictions ou lors de l’audience, élément incontournable à l’évaluation des préjudices.
Un accès à la protection inégal par manque de dispositifs sociaux
Selon la loi, les personnes victimes de traite devraient avoir droit à la protection, l’hébergement et un suivi social adapté à leur situation. Seulement, l’obtention de ces droits dépend aussi des capacités d’accueil des services sociaux existants, qui restent à ce jour insuffisants.
Pour les victimes de traite, la mise à l’abri via le dispositif Ac.Se est efficace. Il permet un éloignement par rapport aux exploiteurs, et prévoit un accompagnement social et psychologique adapté.
En revanche, sa capacité d’accueil étant limitée, seule une minorité de victimes peuvent y avoir accès.
Les recommandations de la société civile
Une meilleure application de la loi grâce à la sensibilisation des acteurs
Face à ces écueils rencontrés sur le terrain, la société civile plaide premièrement pour une meilleure application des lois de la part de la justice.
Les magistrats et la police doivent être mieux sensibilisés à la question de la traite et parfaitement informés de l’arsenal législatif en vigueur afin de rendre effective la protection des victimes et pénaliser les auteurs.
Un mécanisme national d’identification et de prise en charge des victimes
Par ailleurs, la France manque cruellement de coordination entre les acteurs jouant un rôle sur la prise en charge des victimes de traite. Aujourd’hui, l’identification formelle des situations de traite dépend légalement uniquement de la police et passe par le dépôt de plainte.
Un mécanisme national d'orientation des victimes doit être mis en place, impliquant la coordination des partenaires sociaux, associatifs et institutionnels afin de garantir une meilleure protection des personnes.
Par ailleurs, le partage d’information entre ces acteurs complèterait les enquêtes et donnerait à la justice une meilleure vision des situations. Ce mécanisme national devra impliquer que l’identification des victimes soit dissociée du dépôt de plainte, afin de prendre également en charge les personnes craignant les représailles des exploiteurs.
Enrayer le marché de l’exploitation sexuelle
Concernant la traite à des fins d’exploitation sexuelle, la loi prévoit la pénalisation des clients afin de supprimer la demande sur ce marché et les potentiels bénéfices des réseaux.
Pour l‘Amicale du Nid, agir ainsi en amont pourrait s’avérer très pertinent pour éradiquer l’exploitation. Par ailleurs, les stages de sensibilisation effectués auprès des clients pénalisés ont pour objectif d’éveiller les consciences et se prémunir des récidives.
L’Amicale du Nid
L’Amicale du Nid (AdN) est une association unitaire, qui compte 75 ans d’engagement auprès des personnes en situation de prostitution, victimes du système prostitutionnel, du proxénétisme et de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle pour un accompagnement vers la sortie. C’est une association laïque et indépendante de toute organisation ou parti. Ses principes sont abolitionnistes et républicains (l’égalité entre les femmes et les hommes, la non-patrimonialité du corps humain qui ne peut être considéré comme un bien ou une marchandise, la dignité de la personne humaine visant à garantir son intégrité physique et psychologique contre toute atteinte extérieur).
L’association est présente sur 15 départements et compte plus de 200 professionnel.les qualifié.es et régulièrement formé.es. Elle inscrit son action dans un continuum au service de la prévention et de la lutte contre le système prostitutionnel :
Le plaidoyer ;
La prévention, la sensibilisation, la formation (l’AdN est organisme de formation), des diagnostics territoriaux, des recherches-actions, des missions mineur.es sur 5 départements : 1 500 professionnel.les sensibilisé.es et formé.es et 400 jeunes rencontré.es en intervention de prévention par an ;
L’aller-vers : 3 300 personnes rencontrées dans l’espace public, 1 700 sur Internet ;
L’accompagnement social global personnalisé : 4 500 personnes accueillies, 1 400 accompagnées ;
L’hébergement et le logement accompagné avec plus de 480 places : plus de 1 300 personnes hébergées ou logées par an (dont plus d’1/3 d’enfants).
L’adaptation à la vie active avec deux ateliers d’adaptation à la vie active (AAVA) comptant 38 places avec près de 90 stagiaires par an.
Article écrit en collaboration avec Gwendoline Fizaine, juriste pour l’Amicale du Nid Rhône dans le cadre de l’accompagnement social des personnes, juriste pour le siège dans le cadre de la recherche et du plaidoyer, et représentante des constitutions de partie civile.