Il y a sept ans, en plein juillet, un travailleur saisonnier équatorien trouvait la mort dans une exploitation de melon près d’Avignon. Les circonstances du décès ne sont toujours pas claires aujourd’hui, mais elles posent la question des conditions de travail des saisonniers étrangers en Europe et de la traite des employés saisonniers.
Le récit de la famille
Nous sommes en plein mois de juillet sur une exploitation de melon près d’Avignon.
M. X, 30 ans, est un employé saisonnier équatorien travaillant sur le site depuis quelques jours.
Il demande à boire.
Il n’est pas pris au sérieux par ses supérieurs, qui voient dans sa demande un moyen d’échapper au travail.
Après avoir réitéré plusieurs fois sa requête sans succès, il fait un malaise et s’évanouit.
Le directeur de l’exploitation n’étant pas sur place, personne parmi l’encadrement du personnel ne sait comment réagir. Il faudra une heure pour que quelqu’un appelle les secours, et quelques heures de plus pour que le travailleur soit amené aux urgences, dans un état critique, dans un véhicule de l’exploitation.
Ayant été prévenue, la famille se rend sur place. M. X. décèdera le lendemain.
Le médecin diagnostique un coup de chaleur ayant entraîné le décès.
Son corps est très rapidement rapatrié aux frais de la société Y. avec l’aide de l’ambassade équatorienne.
Dès le lendemain, tous les équatoriens présents sur le site sont déplacés sur une autre exploitation.
A l’hôpital, la famille se voit proposer de l’argent afin qu’elle ne parle pas de ce décès. Sous le choc, elle ne donne aucune réponse, puis elle retourne en Espagne. Elle n’aura plus aucune nouvelle de la société Y.
Elle décide alors de faire la lumière sur cette affaire.
Pour nous aider à comprendre le problème actuel de la traite des saisonniers, nous avons rencontré Nagham Hriech, directrice de l’Organisation Internationale Contre l’Esclavage Moderne (OICEM), l’association qui est intervenue auprès de la famille de M. X. pour éclaircir les conditions de son décès. Interview.
Nicolas Bezin : Comment l’OICEM a été informée de l’affaire concernant M. X. ?
Nagham Hriech : En automne 2011, nous avons été contactés par l’ambassade de l’Equateur. Elle nous a demandé de mettre en lien la famille de M. X. avec un avocat afin de faire la lumière sur les conditions du décès. Nous avions alors très peu d’éléments, tout comme la famille équatorienne qui vivait alors en Espagne.
N.B. : Comment avez-vous répondu à cette sollicitation ?
N.H. : Nous nous sommes mis en contact avec un avocat, qui s’est rapproché du parquet compétent afin de savoir si une enquête pour mort suspecte avait été ouverte. A notre grande surprise, il n’y avait eu aucune déclaration de ce type. Même les services de police ou l’inspection du travail n’avaient pas été informés de ce décès. Nous en avons informé la famille qui, avec le soutien de l’avocat, a déposé plainte pour homicide involontaire.
N.B. : Que s’est-il passé ensuite ?
N.H. : Comme l’affaire stagnait du côté français, la famille a sollicité le ministère du travail espagnol. Ce dernier a contacté le ministère du travail en France qui a mandaté des inspecteurs sur le lieu de l’exploitation. Nous avons ainsi découvert que la liste des saisonniers présents au moment de l’accident du jeune homme n’était pas la même que celle qui avait été déclarée. Par ailleurs la déclaration d’accident a été envoyée sur un numéro de fax inexistant. Son contenu mentionnait que M. X. n’était pas détaché sur le territoire français.
Aujourd’hui, nous sommes loin de faire la lumière sur les conditions de décès de M. X. Mais cet événement nous a amenés à nous pencher sérieusement sur les conditions de travail des travailleurs saisonniers étrangers.
Sept ans après les faits, nous sommes toujours en attente d’une date de procès qui permettrait peut-être d’obtenir des éléments de réponse à ce décès tragique.
N.B. : Avec un peu de recul, que pouvez-vous dire sur les risques de traite des travailleurs saisonniers aujourd’hui ?
N.H. : Les sociétés comme la société Y. répondent à des besoins réels de main d’œuvre, que ce soit en France, en Italie ou en Pologne. Elles viennent soulager les exploitants des tâches administratives, logistiques, de transport, d’hébergement et d’encadrement liées à l’intervention de travailleurs saisonniers. Tout cela est légal.
Mais le droit du travail n’étant pas le même entre ces différents pays, le flou juridique de la situation ouvre la porte à tous les abus.
Par ailleurs les travailleurs font état de dettes qu’ils doivent rembourser, en déduisant du salaire le transport, l’hébergement, pour des montants très élevés. Parfois les heures ne sont pas toutes déclarées et surtout ne sont pas toutes payées.
Souvent les indicateurs de traite des êtres humains ne sont pas les premiers relevés car il s’agit d’une exploitation dans un secteur qui relève du droit du travail. Pourtant il s’agit bien de traite.
Il y a une vigilance à avoir concernant les conditions de travail et d’hébergement qui peuvent être indignes et constitutifs de la traite des êtres humains. Déjà en 2007, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe présentait un avis incitant les Etats membres à agir contre l’exploitation des travailleurs agricoles et pour le respect dans la dignité. Bien que des évolutions positives soient à relever, le secteur agricole reste un secteur en tension à surveiller dans le domaine de la traite.
N.B. : Dans ce contexte, comment s’exerce l’emprise de l’employeur sur les travailleurs saisonniers ?
N.H. : En réalité, ce contexte place les travailleurs dans une situation de grande vulnérabilité par rapport à leur employeur et à l’exploitant. Tout d’abord, la barrière de la langue ne leur permet pas d’avoir pleinement connaissance de leurs droits et des recours auxquels ils peuvent faire appel en cas de litige. Logiquement, l’employeur est en charge de communiquer ces informations dans la langue du personnel, mais cela est rarement fait dans le cadre des emplois saisonniers. De plus, les travailleurs étrangers sont en général isolés des populations locales car hébergés par l’employeur. Par ailleurs la mobilité des travailleurs rend difficile leur sensibilisation et leur identification.
Enfin, les saisonniers étrangers travaillent souvent avec des membres de leur famille et de leur entourage. En cas de difficulté, ils préfèrent se taire plutôt que de compromettre la situation de leurs proches. L’employeur a énormément de moyens de pression à sa disposition qu’il peut exercer sur ses employés, et échappe souvent au contrôle en raison de l’ambiguïté juridique de la situation.
N.B. : Quelles sont les actions menées par l’OICEM et le Collectif Ensemble contre la traite pour lutter contre la traite des travailleurs saisonniers ?
N.H. : De notre côté, nous faisons remonter les situations préoccupantes signalées à l’Office Central de Lutte contre le Travail Illégal.
Ensuite, nous plaidons pour que le ministère du Travail et les instances étatiques mettent en place des campagnes de prévention auprès des travailleurs saisonniers, comme cela se fait en Belgique.
Le but est que chaque employé soit au courant de ses droits, de ses recours, et cela dans sa propre langue. Nous nous félicitons que depuis la loi d’avril 2016 l’infraction de traite des êtres humains puisse être constatée par les inspecteurs du travail et nous plaidons pour que les formations à l’identification des victimes se développent auprès de ces acteurs majeurs. Nous travaillons aussi pour que la justice prenne toute la mesure du phénomène de traite des êtres humains dans le secteur agricole et agisse en conséquence ; nous serons d’ailleurs présents auprès de la famille du jeune travailleur décédé afin que la question de la traite des êtres humains soit reconnue au procès. Nous espérons ainsi une prise de conscience de l’opinion publique.
Crédit photo : VallarieE / istock
OICEM
L’Organisation Internationale Contre l’Esclavage Moderne est l’une des 26 associations membres du Collectif Ensemble contre la Traite des êtres humains. Elle accompagne des enfants des femmes et des hommes victimes des formes actuelles de l’esclavage, de la traite des êtres humains, de la servitude, du travail forcé.
Depuis près de quinze ans notre équipe propose une assistance juridique, un soutien psychologique et un accompagnement socioéducatif à toute personne identifiée comme victime. L'OICEM mène un important travail de sensibilisation, participe à des groupes de travail, des recherches, des conférences.
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