Si le phénomène de traite des êtres humains est de plus en plus pris en compte par les pouvoirs publics, l’accès à la justice pour les victimes reste néanmoins un parcours du combattant. Il nécessite l’accompagnement d’associations spécialisées en la matière. Depuis presque 25 ans, le Comité Contre l’Esclavage Moderne (CCEM) s’est ainsi efforcé d’accompagner les victimes de traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail dans leurs procédures devant les tribunaux.
L’objectif de l’association est d’obtenir la reconnaissance par la justice de l’existence de ce phénomène et ainsi la reconnaissance des droits des victimes et leurs indemnisations. Les statistiques avancées par le gouvernement relatives aux condamnations dans ce domaine ne sont en effet pas satisfaisantes et ne reflètent pas l’ampleur du phénomène sur le terrain.
Focus sur les difficultés du parcours judiciaire
1. Le dépôt de plainte
Les victimes de traite des êtres humains rencontrent leurs premières difficultés dès qu’elles entreprennent les démarches pour déposer plainte. En effet, même accompagnées par des associations spécialisées, il est difficile d’obtenir l’enregistrement de la plainte au visa de l’infraction de traite des êtres humains.
L’analyse de terrain démontre que cette difficulté est notamment liée à un manque de connaissance du phénomène par les services enquêteurs (police/gendarmerie), mais également à une suspicion de détournement de la procédure afin d’obtenir une régularisation administrative sur le territoire français (voir article L. 316-1 du CESEDA).
Il faut souligner que la circulaire Ministère de l’Intérieur du 19 mai 2015 à destination des préfets délègue l’identification formelle des victimes de traite des êtres humains aux seuls services de police ou de gendarmerie.Ainsi, elle ne prévoit pas la prise en compte de l’identification réalisée par les associations, pourtant spécialistes en la matière.
Cette pratique est problématique, la protection des victimes prévue par la loi (hébergement, régularisation administrative, aides financières, insertion professionnelle…) n’étant accordée qu’à la suite d’un dépôt de plainte portant la mention « traite des êtres humains » devant un service de police ou de gendarmerie. Cette démarche pouvant prendre plusieurs mois, voire plusieurs années, ce sont donc les acteurs associatifs qui doivent entièrement assurer la prise en charge des victimes le temps que la procédure judiciaire soit enclenchée.
2. Les poursuites
Au cours de la procédure, d’autres obstacles apparaissent. Par exemple, les enquêtes préliminaires peu approfondies provoquent le classement sans suite des plaintes. La victime est ainsi dans l’obligation de déposer une plainte avec constitution de partie civile devant un juge d’instruction afin qu’une enquête effective soit réalisée.
En outre, les procureurs ne retiennent que très rarement l’infraction de traite des êtres humains lors des renvois devant les tribunaux et se contentent uniquement des infractions connexes (par exemple : travail dissimulé).
Cette réalité implique pour la victime d’être seule face aux juges pour faire reconnaître l’existence de l’infraction de traite des êtres humains.
Ces obstacles nécessitent alors la mobilisation de toutes les connaissances juridiques des associations et de leurs avocats afin que devant le tribunal l’infraction de traite des êtres humains soit mise en débat. Par conséquent, les difficultés énumérées provoquent l’allongement des procédures et il est commun que les victimes arrivent pour la première devant un juge plusieurs années après la fin des faits dénoncés.
10 ans de procédures
Fin 2017, le tribunal correctionnel de Versailles a condamné les époux H. à 3 ans et 15 mois de prison avec sursis et 56 000 € de dommages et intérêts pour traite des êtres humains à des fins d’exploitation du travail domestique à l’encontre de R. pour des faits qui ont eu lieu entre 2004 et 2008. Les époux ont fait appel. R. a été recrutée dans son pays d’origine sous couvert de fausse promesse de scolarisation et de régularisation du territoire français. Elle effectuait l’ensemble des tâches ménagères et s’occupait des quatre enfants. Ses journées de travail atteignaient 17 heures. Elle ne bénéficiait d’aucun jour de congé ni de plage de repos. Elle dormait dans un cagibi exigu et ne pouvait pas accéder à la salle de bains librement. Elle a été forcée par Madame H à travailler à l’extérieur du domicile avec sa carte de séjour en lui renversant la majeure partie de ses salaires. Après 10 ans de procédure, R. a pu enfin accéder à une salle d’audience et faire entendre sa voix.
3. Les condamnations
Les condamnations pour traite des êtres humains sont trop rares en France, particulièrement quand il s’agit d’aborder le sujet de la traite à des fins d’exploitation par le travail.
Les magistrats du siège, comme les procureurs, ont tendance à avoir recours à des infractions connexes (travail dissimulé, rétribution inexistante ou insuffisante du travail) qui ne sauraient refléter les situations vécues par les victimes.
Le manque de connaissance de cette infraction– et de la jurisprudence assimilée - par les magistrats est une des principales raisons de cette absence de condamnation.
La nécessité d’une équipe pluridisciplinaire
Le combat judiciaire pour les victimes de traite des êtres humains a toujours été au centre de l’action du CCEM depuis sa création, néanmoins cette action ne serait être possible sans la mise en place d’un accompagnement pluridisciplinaire notamment social et psychologique. Il est indispensable que la personne soit accompagnée par différents professionnels afin de trouver les ressources nécessaires pour s’engager dans ce combat long de plusieurs années.
Les recommandations dans le cadre du Collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains »
Dissocier la protection des victimes des procédures judiciaires
Afin d’assurer la protection de l’ensemble des victimes et de lutter efficacement contre la traite des êtres humains, il est nécessaire d’enclencher la prise en charge des victimes indépendamment de toute procédure judiciaire.
Cela permettrait d’accompagner de façon adaptée l’ensemble des victimes et pas uniquement celles qui ont déposé plainte contre leur exploitant et dont la plainte a été qualifiée comme une infraction de traite par la police. Création d’un système d’identification où serait présent tous les acteurs impliqués dans la lutte contre la traite des êtres humains (associations spécialisées, magistrat, service de police, inspection du travail)
La formation des acteurs publics
Que ce soit la police, la gendarmerie, les intervenants judiciaires, l’inspection du travail…, l’ensemble des personnels doit être sensibilisé et formé à la lutte contre la traite des êtres humains, afin de réagir de façon adaptée face aux situations de traite auxquelles ils seront confrontés.
Sur le terrain, des relations opérationnelles se tissent entre les institutions publiques et les associations. Seul un plan national de formation structurerait ces liens et favoriserait la coopération de l’ensemble des acteurs publics ou civils luttant contre la traite.
Ce type de dispositif existe concernant la traite à des fins d’exploitation sexuelle.
Il faut l’adapter et l’étendre à l’ensemble des formes de traite.
Crédits photo : Christophe Hargoues/SC
Contributions : Manon Testemale et Annabel Canzian, juristes, CCEM